A l’aube naissante, l’homme entendit un cri… Couv’ak, en deux notes modulées. Quel en était l’auteur ? Le - corbeau de nuit -, sans doute. L’astre montant allait bientôt déchirer les derniers lambeaux de ces brumes nocturnes. Il était tôt encore. La nuit n’avait pas dit son dernier mot. Cet oiseau, car il s’agissait d’un oiseau, à n’en pas douter, allait vite retrouver le soleil et le jour qu’il n’avait guère quittés. La nuit est courte pour le parent nourricier. Cette aurore le ramenait à la pêche qui avait déjà occupé son crépuscule et le début de sa nuit. L’homme, le visiteur, renouait, pour ce matin encore, avec cette passion qui le liait à la Nature, ce marais, pour lui source de réconfort, image de beauté, terre de découvertes. Couv’ak, repris l’oiseau. L’homme ne savait pas qui était cet oiseau. Patient, il attendit, immobile, silencieux.
Lentement, la lumière révéla à ses yeux quelques branches, et sur l’une d’elle une silhouette un peu bossue. Un grand oiseau, de la taille d’une buse. Statique, pour l’instant. Le jour prit naissance, les ombres s’estompèrent. L’homme put voir les gris, les noirs, une tête assez grosse, un bec plutôt fort, de courtes pattes longues, jaunes et robustes. N’étant pas boétien, lui qui avait coutume de fréquenter les marais, se dit, à juste titre : - C’est un héron -. Il n’avait pas tort, bien sûr, - Oui ! Mais lequel ? - Bien sûr, ses guides lui révélèrent, peu à peu, l’identité de l’oiseau. Mêlé de gris et de noirs, assez petit de taille, il ne pouvait être ni le Héron cendré, ni le Héron pourpré. Aucune aigrette ne correspondait non plus. Trop blanc, le garde-boeufs, aussi. Le Crabier chevelu, le Blongios nain, peut-être ? Mais non ! Ils sont encore trop clairs. Enfin, se dit l’homme - J’ai trouvé ! C’est un butor ! - - Butor toi-même -, fut l’écho de l’oiseau. Je suis le Bihoreau !
Un oiseau des ténèbres
Des ressemblances qui tiennent au mimétisme entretiennent parfois des confusions ; mais ne concernent que les bihoreaux juvéniles, quand bien même des différences de taille, ou d’autres, morphologiques, peuvent servir de repères. Bihoreau juvénile ? L’adulte est assez reconnaissable, à son plumage contrasté et son oeil rouge ; le juvénile aussi, grâce à ses teintes marron clair, éclaircies par des flèches blanches nombreuses. Mais l’immature ? Il n’est plus juvénile, et pas encore adulte ! Son plumage est donc un compromis entre deux costumes : celui qu’il aura bientôt et celui qu’il portait il y a peu encore. Epuisé, l’homme referma le livre de Monsieur Géroudet… Peu après, une question lui vint à l'esprit. Quelle est donc cette histoire de - corbeau de nuit - ? D’accord, se dit-il, ce genre de croassement que j’ai entendu fait songer au corbeau. Lui aussi peut sembler, parfois, un peu bossu ; sa tête est plutôt grosse, son bec indiscutablement fort… Il est noir ! Il n’est pas noir et gris ! De guerre lasse, il dut faire appel à Aristote, Buffon, et Linné. Nycticorax rappelle nyctalope, celui qui voit la nuit. La racine du nom d’espèce est d’origine grecque et c’est à Aristote que nous la devons ; le nom scientifique qui figure sur les guides (Nycticorax nycticorax) nous vient de Linné. Mais c’est Buffon qui, revenant aux sources, nous a expliqué que - La plupart des naturalistes ont désigné le bihoreau…sous le nom de corbeau de nuit, et cela d’après l’espèce de croassement étrange, ou plutôt de râlement effrayant et lugubre, qu’il fait entendre pendant la nuit. - Buffon ajoute : - [Ce croassement] est le seul rapport que le bihoreau ait avec le corbeau, car il ressemble au héron par sa forme et l’attitude du corps. - Il n’est donc pas si étrange que les anglais et les allemands le désignent par le nom de - héron de nuit -. Notre ami est de moeurs nocturnes, à tout le moins crépusculaires, en effet. Il est plus à son aise à l’abri du feuillage des arbres ou des grands buissons qui bordent le marais. Somnolant dans son repaire, ce n’est guère qu’à l’approche de la nuit qu’il s’éveille et s’en va à la pêche. Cette activité le conduira jusqu’au milieu de la nuit pour ne reprendre qu’à l’aube et cesser dès que le soleil dépassera sérieusement l’horizon. Il est un cas, tout de même, dans lequel notre - corbeau - devient un peu plus diurne, allonge ses journées, peut être vu au grand jour. Pendant l’élevage des jeunes, il doit faire des heures supplémentaires pour remplir les gosiers affamés. Les jeunes, précisément, posent bien des questions au visiteur. Tout se résume à une question de date de naissance. Juvénile ou immature ? C’est bien la différence. Progressivement, l’enfant rejoint l’adulte ; son premier plumage, de teinte marron clair et tacheté de blancs, s’enrichit de plumes nouvelles, qui le rapprochent de son costume d’adulte, tout en conservant quelques signes de sa prime jeunesse. A l’âge de deux ans, il arborera le plumage de ses parents. Et au printemps suivant, à son retour d’Afrique, il sera fier de montrer deux ou trois jolis filets blancs agrémentant sa tête. Ses noces seront prochaines, il sera séduisant. A bien l’entendre, le cri du Bihoreau n’a rien d’aussi terrible que le décrivait Buffon. L’oiseau en est généralement avare. Mais, lorsqu’il le fait entendre, il s’apparente à une sorte d’aboiement, plutôt sympathique, amusant, et qui n’a rien pour inspirer la frayeur. Largement inféodé à la ripisylve (forêt bordant les zones humides), notre corbeau de nuit niche en France. Il est cosmopolite et occupe l’Asie, l’Afrique, Madagascar, aussi bien que l’Europe.
Des effectifs en déclin
Entre 1970 et 1990, ses effectifs ont connu un large déclin. Sans doute lié à une période de sécheresse dans le Sahel, un de ses lieux d’hivernages essentiels. La protection de tous les ardéidés, décidée, pour la France, en 1975, a contribué, sans nul doute, à un vigoureux redressement. Il est certain aussi, que face à ces déboires, le corbeau de nuit s’est adapté en hivernant plus au Nord. De 4500 à 5 500 couples nichent en France, et environ 75 000 en Europe. Toutes nos régions ne sont pas également traitées. Selon les études menées par Michel BROSSELIN, un ami bien trop tôt disparu, les couples recensés en 1968 ont connu une croissance (Loïc Marion, Guyot, par la suite) inégale. Les Dombes, comme la Camargue ont connu une récession : 697 couples nicheurs en Camargue en 1982 pour seulement 337 en 1987). La région Midi Pyrénées a profité d’une vraie expansion, ainsi que la Vendée (territoire d’élection de M.BROSSELIN), laquelle, mal pourvue, est cependant passée de 15 à 51 couples. Aujourd’hui, la Gironde a le privilège de posséder ses colonies. Après la forte régression de la période 1970-1990, le Bihoreau est entré, à nouveau dans une phase de croissance. Mais il n’a malheureusement pas retrouvé ses niveaux antérieurs, en raison, c’est une triste évidence, de la raréfaction des zones humides, toujours d’actualité, et aussi, de la pollution (entre autres insecticides) qui appauvrit ses ressources alimentaires. Notre ami est donc considéré comme fragile, même s’il ne correspond pas encore, heureusement, aux critères qui le feraient entrer dans la liste des espèces vulnérables et attire l’attention de Bird Life et de l’UICN. Il est source d’inquiétudes. Ne soyons donc pas trop anxieux, mais soyons attentifs. Agissons, tous ensemble, chacun à son niveau, pour que les bonnes décisions soient prises si nous voulons encore avoir la chance d’entendre le corbeau de nuit aboyer. Adhérez, militez si possible, pour épargner à nos enfants le - printemps silencieux -. Après ces constats statistiques, revenons vers ce qui nous fait la vie belle. Les mSurs de l’oiseau, ses parades, la formation du couple, le nid, et, enfin…les enfants. Moins de chiffres, plus de rêve. Après un beau voyage qui nous les ramène de leurs cantons d’Afrique, nos premiers bihoreaux nous arrivent dans la première décade de mars. Culminant à mi-avril, les arrivées s’échelonnent jusqu'à fin mai. Ils sont là, et pourtant, il n’est certain du tout que nous remarquerons leur présence. Pour eux, l’essentiel consiste à être bien dissimulés. Leurs préférences les conduisent à s’installer dans les saules, les aulnes, ou d’autres buissons élevés, de préférence situés sur un terrain inondé, du moins humide. Ils s’orientent d’instinct vers les parties les plus feuillues. Discrétion, quand tu nous tiens … Le bihoreau niche en colonies spécifiques, mais aussi en colonies mixtes. Sans doute influençable, il peut facilement s’adapter à d’autres essences (chêneraies, pinèdes) s’il y est incité par la présence d’autres hérons.
Un couple sans amour ?
Selon les thèses de Konrad Lorenz, cette stratégie est opportune et efficiente, car elle permet à l’individu d’être protégé par la force du groupe. Il nous montre, comme en d’autres circonstances de sa vie, qu’il est très adaptable. Les couples n’arrivent pas formés. Il s’ensuit d’étranges conflits territoriaux. Monsieur choisit l’emplacement du nid et assemble les éléments primaires, tout en appelant une épouse. Seul encore, il entame ses danses nuptiales : ailes pendantes, dos vouté et tête basse, il se balance d’un pied sur l’autre, de temps à autre, il projette soudainement la tête et le cou en émettant un chuintement doux. Mais lorsque celle-ci le rejoint, voyant survenir un autre bihoreau, c’est l’agression qui prend le dessus. Il la traite comme un intrus qui viendrait contester son territoire et la chasse. Il faut à sa future épouse toute l’intuition féminine pour deviner qu’il n’a pas reconnu son sexe. Peu à peu, loin de répondre à ses provocations, elle l’habitue à sa présence. Jusqu’à ce qu’elle soit enfin admise à ses côtés. Dans une attitude de soumission, elle tend en arrière la tête et le cou, aux plumes hérissées, et lui présente la calotte noire, exhibant ses trois filets blancs érigés. Monseigneur comprend enfin ! Il adopte une attitude similaire, et le pacte est conclu. Se caressant mutuellement le plumage, les deux conjoints émettent des chuchotements - va-va-va-va -. Ils ont raison, car maintenant tout va…. C’est Monsieur qui choisit l’emplacement du nid et y assemble les premiers éléments. Mais il a bien besoin d’un bec féminin pour parfaire son ouvrage. Formé de branchettes, le nid est assez profond et solide, l’intérieur plus douillet. D’une largeur d’environ 35 cm, il repose dans une enfourchure de branche, parfois sur des tiges de roseaux dans la phragmitaie. Eh oui, Monsieur Corbeau ! Tu dansais seul la nuit, appelant ta compagne que tu n’as pas manqué d’accueillir à coups de bec. Sans elle, tes gesticulations nocturnes n’eussent servi à rien. Konrad LORENZ qui a observé attentivement des bihoreaux domestiqués a écrit, à leur propos, cette phrase terrible - Un couple sans amour -. Il est impossible de contester la valeur scientifique de cette conclusion. Alors, une question pour maintenir le rêve - Mais qu’est-ce donc que l’amour ? - D’après LORENZ, parler d’amour chez les oiseaux relève d’une projection anthropomorphique. Si on la généralise ! Car s’il est vrai que le PhSnix ou Robin procèdent un peu de la même façon, Maître Karl signale que d’autres oiseaux ne sont pas dépourvus de sentiments, ni d’amour. Le Guêpier, par exemple… Qu’importe finalement si ces belles familles que nous admirons tous sont dues au hasard ou à la nécessité ? Monsieur DE LA FONTAINE donnait la parole à de multiples animaux ; non qu’il fût ignorant ! Il se servait de l’animal pour instruire l’homme et projetait sur un oiseau les travers de l’humain, et, sans être ainsi suspect ou attaqué à la Cour, diffusait de bien jolis messages, qui sont restés dans l’Histoire. Nous autres, simples amoureux des oiseaux, pouvons choisir le rêve et occulter quelque peu la vérité scientifique. Oui, mais… Il nous faut aussi les défendre, les protéger, et pour ceci les connaître du mieux possible. Faisons la part des anges ! Sans oublier la réalité (surtout pas !) nous pouvons bien aussi nous accorder quelques moments en lesquels l’âme se repose. Cette bien jolie Dame dépose sans tarder 4 oeufs bleu pâle dans cette douce coupelle qu’elle a si bien préparée. Là intervient l’amour, celui, au moins d’une mère. Amour paternel aussi… L’incubation va durer trois semaines. Figurez-vous que Monsieur vient prendre le relai toutes les 3 heures à peu près. Ils naissent enfin ! Là encore, les deux époux se répartissent la tâche et viennent nourrir leurs enfants, encore toutes les 3 heures. Il faut ici avouer que Karl LORENZ avait écrit - Un couple sans amour - et pas - Une famille sans amour -. Les petits quitteront le nid à l’âge de 3 ou de 4 semaines. Entre temps nourris de poissons, mais surtout d’amphibiens, et parfois d’insectes ou de larves, ils sortent de leur cocon. Ils se chauffent au soleil sur les branches alentour ; se disputent un peu, s’exercent à la chasse, mais n’oublient pas de rejoindre leur berceau pour y recevoir encore leur pitance. L’indépendance leur viendra quand ils auront six semaines. Finies les maladresses, les chutes, parfois mortelles : ils sauront alors voler. Les voici en juillet, pour le moins.Le départ vers l’Afrique ne sera vraiment sensible, selon la région, qu’entre août et octobre, époque durant laquelle les premiers migrateurs qui nous rejoignent, venant du Nord, pour nous aider à moins mal accepter l’absence de ceux qui nous ont quittés.