Inquiétudes pour les vautours.


Vautour malade© Yves Tonnerieux
Vautour malade © Yves Tonnerieux

Tantôt méprisés, tantôt considérés comme des bienfaiteurs suivant les époques et les civilisations, les vautours sont de précieux agents du recyclage de la matière. Dans les régions d'élevage, les grands parcs africains et les pays surpeuplés croulant sous les immondices, leur rôle d'éboueurs et de nécrophages est irremplaçable.
En Inde, plus que nulle part ailleurs, on ne saurait se passer d'eux. Pourtant, au pays des vaches sacrées, ils se sont pratiquement éteints en trois ans, victimes d'un mal mystérieux qui progresse et fait craindre pour les vautours des Cévennes et des Pyrénées.


Banlieue de Delhi


Une épouvantable odeur de charogne prend à la gorge et fait défaillir le visiteur occidental à peine débarqué de son vol long courrier. Des mouches irisées de vert tourbillonnent dans l'air surchauffé et se posent à la commissure des lèvres, sur les paupières, les mains, le front... Derrière un muret de briques branlantes, vision de cauchemar : des groupes de miséreux et des hordes de chiens déambulent au milieu d'un charnier qui s'étale sur des milliers de mètres carrés, ceinturé en périphérie par un bidonville. Partout des carcasses gonflées : un enchevêtrement dantesque de membres raidis, de têtes souvent surmontées de cornes, de corps déformés par les gaz. Flaques de sang et de liquides moins nobles, grouillement d'asticots sur les chairs putrides, mouches encore, et toujours cette puanteur immonde qui vous submerge... Il faut être né ici pour ne pas tourner de l'oeil ! Repli précipité en direction du rickshaw à moteur qui vous a conduit en ce lieu et obsession de la douche purificatrice qui vous attend à votre hôtel...



Vautour moine © Jean-Philippe Paris
Vautour moine (Sénégal) © Jean-Philippe Paris

Où que vous alliez aujourd'hui en Inde du Nord, le spectacle est à l'identique : les grandes agglomérations sont submergées par leurs déchets d'abattoirs auxquels s'ajoutent quantité de cadavres entiers d'animaux morts de différentes façons.


Quelques années plus tôt, à l'emplacement de ces vastes terrains vagues dévolus aux carcasses, des milliers de vautours officiaient en commun : formidable vision des nécrophages au travail, alors immortalisés sur la pellicule... Le ballet des charrettes tirées par des mules déversait des monceaux de restes sanguinolents prestement pris en charge par les charognards. Sitôt arrivés, sitôt nettoyés : muscles, viscères, tendons, ligaments, cartilage passaient prestement dans la machine à recycler que constituait l'armée des vautours. Ne restaient que les os bien raclés qui, une fois broyés par le petit peuple des intouchables, étaient orientés vers des secteurs industriels aussi hétérogènes que l'agro-alimentaire, la fabrication de céramique, le textile ou l'alimentation humaine (raffinage du sucre).

Mystérieuse maladie


Plus d'un milliard d'Indiens se partagent un territoire qui est tout juste 6 fois plus grand que la France ! En quelques décennies, la population des villes s'est considérablement développée sous la double influence de l'exode rural et de la croissance démographique globale ; et les déchets de boucherie ont augmenté de façon concomitante, assurant le couvert d'une communauté de vautours urbains toujours plus prospère. Si prospère que les impacts avec les avions, aux abords des grands aéroports, causaient 70 millions de dollars de dégâts annuels dans la décennie 80. Une addition suffisamment lourde (y compris en blessés et en vies humaines) pour que l'aviation civile et les militaires réclament aux autorités un plan d'abattage de ces imprévisibles planeurs.



Vautour fauve© Alban Cordoba
Vautour fauve © Alban Cordoba

C'est la raison pour laquelle, lorsque les premiers cas de mortalité massive furent enregistrés chez les vautours (c'était en 1996), des suspicions commencèrent à poindre : le gouvernement indien n'avait-il pas entrepris, dans le secret le plus absolu, une campagne d'empoisonnement des carcasses ? Les soupçons tombèrent lorsqu'on s'aperçut que les autres espèces de charognards (dont les milans) restaient indemnes. Les mêmes accusations portées contres les pesticides agricoles (dont le DDT, employé à doses massives) s'avérèrent caduques pour les mêmes raisons.


Aujourd'hui, les scientifiques sont à peu près unanimement persuadés que les vautours indiens appartenant au genre Gyps sont victimes d'un agent pathogène (peut-être un virus), auquel ces oiseaux n'avaient jamais été confrontés, alors qu'ils côtoient quotidiennement -soit dit en passant- un large échantillonnage de germes ! Certains chercheurs ont émis l'hypothèse que la maladie supposée des vautours indiens pouvait être causée par un micro-organisme ayant traversé les barrières génétiques, en sautant de son espèce-hôte initiale jusqu'aux vautours, selon le processus qui nous a été rendu familier par l'affaire de la " vache folle ".


L'heure est encore aux interrogations ; et la communauté scientifique demande unanimement que la législation indienne lève l'interdit qui frappe le transport vers l'étranger d'échantillons de tissus vivants. Car à défaut d'analyses poussées dans les meilleurs instituts occidentaux de virologie, il est difficile de faire taire les doutes de ceux qui persistent à croire que les vautours s'empoisonnent (ou qu'on les empoisonne sciemment).

Et si ce n'était qu'un début ?


Déjà, plus de 95 % des vautours indiens appartenant à trois espèces (voir encadré) ont disparu de maintes régions en trois ans, particulièrement dans le centre et la moitié Nord du pays. Et tout indique que la maladie gagne du terrain. Les symptômes visibles de cette affection sont une apathie et une position affaissée du cou pendant de longs jours. D'après plusieurs observateurs, le " syndrome de la tête baissée " a déjà touché le Népal et a débordé sur le Pakistan mitoyen.



Vautour fauve© Thierry Tancrez
Vautour fauve © Thierry Tancrez

Les ornithologues du monde entier redoutent que cette pathologie, que l'on croit contagieuse, s'échappe d'Asie via le Moyen-orient puis gagne l'Europe et l'Afrique en très peu de temps. Un tel scénario catastrophe n'est pas dénué de fondement, dans la mesure où, au Pakistan, les vautours asiatiques entrent en contact avec des populations orientales de vautours fauves (Gyps fulvus) dont l'aire de répartition s'étend jusqu'en France. A cela s'ajoute le fait que les vautours sont d'incomparables voiliers, capables de couvrir des milliers de kilomètres sans le moindre coût énergétique, simplement par le jeu des courants aériens qui les porte. " Techniquement ", le supposé virus indien peut frapper nos vautours cévenols en quelques semaines !


Toutes ces raisons donnent à la disparition des vautours indiens une dimension internationale. En cas d'extension d'une épizootie dûment prouvée, les efforts des ornithologues français qui ont réhabilité ces rapaces dans plusieurs massifs d'où ils avaient disparu seraient vite réduits à néant. Et l'on peut également s'interroger sur ce qu'il adviendrait des savanes africaines sans leurs éboueurs.


Dans les pays du Tiers Monde, ce sont les conséquences sanitaires de la disparition des vautours qui alarment le plus. Mais des retombées sociales importantes découlent aussi de ce nouvel état de faits : en Inde du Nord, plusieurs castes de pauvres gens avaient pris l'habitude de travailler en étroite collaboration avec les vautours. Raclés par les oiseaux, la peau et les os (mais aussi la moelle et la corne) étaient revendus. Aujourd'hui privés de leurs auxiliaires ailés, des dizaines de milliers de gens ont dû renoncer à ces maigres subsides. La mort des vautours a déstabilisé tout un ordre établi !


Par ailleurs, la communauté Parsi de Bombai (forte de 85 000 personnes) a perdu ses repères socio-culturels en perdant " ses " vautours. Cette minorité religieuse qui vénère la Terre, l'Eau et le Feu n'a jamais recouru à la crémation. Elle n'enterre pas davantage ses morts. Ceux-ci sont offerts aux vautours, au sommet d'une colline sacrés connue sous le nom de Tours du Silence. La disparition des grands rapaces génère une profonde crise identitaire chez les Parsis pour qui la mort a pour passage obligé le jabot d'un vautour (avant de sourire, imaginons un Chrétien privé de cérémonie religieuse lors de ses obsèques !).

Mobilisation tous azimuts


Si l'identification de l'agent pathogène qui tue les vautours indiens constitue une priorité absolue, les ornithologues de terrain ont aussi du pain sur la planche. Un suivi de toutes les colonies de vautours (certaines restant à découvrir) s'impose plus que jamais. Il est en effet indispensable de réaliser un recensement des populations globales de Gyps (regroupant 8 espèces réparties sur 3 continents : Asie, Europe et Afrique).


Dans le même temps, il faut comptabiliser le nombre de sujets captifs constituant le réservoir génétique de ces mêmes espèces. Car il s'agit là d'un capital précieux à partir duquel il sera possible de renforcer les populations sauvages décimées par la maladie (la reproduction des vautours en volière étant souvent couronnée de succès).


De nombreuses structures engagées dans la protection des rapaces ont déjà mobilisé leurs troupes. Les nouvelles technologies (internet) leur offrent un formidable forum et une communication en temps réel. Puisse cette collaboration internationale déboucher sur des solutions.


Créé le 28/10/2004 par Yves Thonnerieux © 1996-2024 Oiseaux.net