AUDUBON, artiste, ornithologue, français de souche et visionnaire !


Nul n'est prophète en son pays... Cette formule semble avoir été inventée pour Audubon. Qui donc en France, à part quelques milliers d'initiés, connaît l'oeuvre-maîtresse de cet artiste d'exception célébré outre-Atlantique avec presqu'autant d'éclat que le grand Lafayette ? Portrait du plus français des Américains...


John James Audubon
John James Audubon
© www.rom.on.ca/biodiversity/

Calais, début septembre 1828 : un homme lourdement chargé débarque d'un bateau qui a quitté le port anglais de Douvres quelques heures plus tôt. Dans ses malles, figurent 50 kg de dessins et de peintures originales : c'est là toute la richesse de ce passager.
Le lendemain, il arrive à Paris et, muni de lettres de recommandation, se met en quête du baron Cuvier, alors secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences. Ce que le savant découvre, en ouvrant l'immense carton à dessins de son impromptu visiteur, est tout simplement admirable : des centaines d'espèces d'oiseaux empruntées au continent nord-américain, depuis le minuscule colibri jusqu'au majestueux aigle doré, représentés grandeur nature ! Mais le choc vient de la manière dont les sujets sont traités : ni dans la pose figée de l'animal empaillé, ni sur un support fantaisiste ; mais ailes et corps en mouvement, dans leurs activités alimentaires ou nuptiales ; et surtout, intégrés à leur environnement naturel : du jamais vu jusqu'ici...
Cuvier, qui passe pour l'un des esprits les plus brillants de son temps ne s'y trompe pas : cet Audubon, qui s'est déplacé jusqu'à lui, mérite assurément d'être présenté au tout-Paris artistique et scientifique ! Et c'est en termes puissamment élogieux que l'Académie des Sciences consigne dans ses mémoires le passage de l'artiste sous les lambris de sa docte assemblée : «il n'est point d'ouvrage qui surpasse celui que M. Audubon publie sur les oiseaux de l'Amérique septentrionale.»

L'Amérique de tous les rêves

Galvanisé par cet accueil, le peintre se met alors en quête de souscripteurs... et déchante très vite, car une minorité de ses admirateurs parisiens est prête à s'engager financièrement ! Il est vrai que les 9 volumes de l'Histoire Naturelle des Oiseaux du célèbre français Buffon ont amplement répondu, un demi-siècle plus tôt, à la curiosité ornithologique d'un public très confidentiel d'érudits.



John James Audubon
John James Audubon
©www.boutin-jl.net

Si les bourses ne s'ouvrent pas facilement, les langues, à l'opposé, se délient sans réserve dans les salons de l'aristocratie parisienne où Audubon est invité quotidiennement : pressé de toutes parts par un auditoire avide de récits, il narre sans se faire prier sa vie de coureur des bois dans les espaces sauvages infinis d'un continent encore neuf, peuplé de fières tribus d'indiens et d'aventuriers comme lui. En l'écoutant, les messieurs portant perruque poudrée et bas de soie se prennent à rêver d'exotisme ; tandis que les dames vibrent et se pâment pour cet homme dans la force de l'âge - il a 43 ans -, à la longue chevelure pendante et au port altier. Ne dirait-on pas que le mouvement romantique tout juste naissant et la philosophie de Rousseau (avec son mythe du Bon Sauvage) se sont invités dans la vie tumultueuse de ce singulier personnage ?


Deux mois se passent ainsi en louanges et mondanités. Mais quand Audubon rembarque pour l'Angleterre, les promesses d'achat sont seulement au nombre de 13 ; ce qui porte à 144 la liste totale des souscriptions à la fin de l'année 1828.


Le projet de publication des Oiseaux d'Amérique est en panne ; et Audubon commence à se demander s'il verra de son vivant se réaliser ce rêve obsédant.


Cinq mois plus tard, on retrouve notre homme sur le pont d'un bateau qui met le cap vers le Nouveau Monde. Cela fait tout juste 3 ans qu'il a quitté femme et enfants, en Louisiane, pour tenter de mener à bien son projet éditorial en Europe. Ce qu'il n'avait pas réussi en Amérique, à cause de la campagne de dénigrement orchestrée par les partisans d'un peintre naturaliste concurrent, du nom de Wilson, Audubon pensait le réussir plus facilement en Angleterre et en France, deux pays jugés plus ouverts au monde des arts et des lettres.


La déception n'en est donc que plus grande et Audubon éprouve le besoin de se ressourcer : contre toute attente, il ne rejoint pas sa famille mais ses chères forêts qui bruissent du chant des oiseaux sur le point de se reproduire en ce printemps 1829 ! Au milieu de trappeurs qui lui ouvrent les portes de leur modeste cabane en rondins, il s'abandonne enfin aux joies simples de l'observation, du piégeage, de la chasse et du dessin, reprenant un jour des planches jugées imparfaites, s'attelant le lendemain à la réalisation de nouvelles aquarelles.

Vocation précoce

La Gerbetière, sa maison d'enfance
La Gerbetière, sa maison d'enfance
'La Gerbetière', sa maison d'enfance
©www.museum.nantes.fr

Cette passion pour le dessin remonte à l'enfance d'Audubon en pays nantais. Fils illégitime d'une liaison de son père aux Antilles française, où l'homme, mi-capitaine au long cours, mi-propriétaire terrien, mi-négrier, possédait des plantations de canne, Audubon arrive vers l'âge de 4 ans sur les bords de Loire. Nous sommes en 1788.


Très vite, la nature l'ensorcelle, tant et si bien que le gamin passe l'essentiel de son temps à récolter de menus trésors, sous forme de galets, de lichens et de nids d'oiseaux. «Ce fut à peu près à cette époque que je me lançai dans une série de dessins des oiseaux de France, que je poursuivis jusqu'à en réunir plus de deux cents, tous plutôt mauvais (...)», écrira-t-il beaucoup plus tard.


Dans le même temps, l'attrait pour les contrées exotiques lui est insufflé par les allées et venues des bateaux quittant l'estuaire de la Loire pour de lointaines destinations ou revenant chargés de «curiosités» : plantes et animaux attendant de trouver un nom dans les cabinets des naturalistes.


Mais l'époque n'est pas seulement celle des découvertes. La guerre fait rage en Europe ; et les conquêtes napoléoniennes réclament leur tribut de chair à canon. Comme les services de la conscription ratissent la campagne nantaise, le père du garçon prend une décision qui infléchira pour toujours la vie d'Audubon : il l'envoie en Pennsylvanie, auprès de son chargé d'affaires qui gère des propriétés familiales nouvellement acquises par la revente des plantations antillaises.


Ce que découvre le jeune homme à son arrivée en Amérique est difficilement imaginable aujourd'hui : une forêt inexplorée s'étale sur des milliers de kilomètres à la ronde. Pas une futaie jardinée à la mode des pays de Loire, mais une vraie sylve primitive que les outils des planteurs ont encore fort peu entamée.



Grimpereau des bois muséum La Rochelle
Grimpereau des bois - muséum La Rochelle
©www.museum.nantes.fr

Se sentant peu concerné par l'administration des bien paternels, Audubon se lance à corps perdu dans l'étude et la représentation des oiseaux. Les narrations écrites de ce qu'il observe alternent avec les dessins et les aquarelles ; et l'imagination est au rendez-vous : ainsi entreprend-il de passer un fil d'argent autour de la patte d'un pewee (l'équivalent américain d'un gobe-mouches) pour rendre compte de ses allées et venues, inaugurant en cela ce qui deviendrait ultérieurement le baguage, destiné à suivre la migration des oiseaux...


Et comme la représentation picturale de ses sujets d'études ne saurait se satisfaire d'attitudes conventionnelles, Audubon innove encore : à partir de la dépouille inerte d'oiseaux piégés ou abattus au fusil, il est fait appel à un bricolage maison de cordelettes tendues pour déployer l'envergure d'un rapace ou étirer la patte d'un limicole. D'autres fois, des fils de fer sont insérés sous la peau des cadavres afin de leur restituer des poses crédibles.


Henri Gourdin, biographe d'Audubon (voir ci-contre), décrit le soin apporté par l'artiste dans le choix de ses instruments et de ses couleurs : «Parallèlement aux travaux de composition, il poursuit ses recherches sur les produits, les mélanges, les supports, et met au point progressivement les recettes de son alchimie personnelle : crayon et aquarelle, crayon et gouache additionnés occasionnellement de touches à l'huile ou au pastel, collages, traits à l'encre, blanc d'oeuf pour rendre la luisante fixité de l'oeil...»

En attendant la consécration

Grand pingouin, planche 341 musée de la Civilisation.
Grand pingouin - planche 341
© musée de la Civilisation - Québec

Absorbé qu'il est par sa dévorante passion des oiseaux, Audubon exerce en dilettante plusieurs métiers destinés à nourrir sa famille. Mais faute de réelle motivation et d'aptitudes naturelles pour le commerce, son entreprise de négoce (allumettes et lanternes !) et sa scierie à vapeur prétendument révolutionnaire s'abîment dans la banqueroute : Audubon, insolvable, perd la totalité de ses biens et passe même quelque temps en prison. Pour survivre à cet épisode désastreux, le voici contraint à la «peinture alimentaire» : des portraits de notables ou des tableaux de défunts sur leur lit de mort !


Madame Audubon devient même préceptrice, alors que son mari continue d'arpenter dès qu'il le peut - c'est à dire souvent - les contrées sauvages, un crayon dans une main, le fusil dans l'autre.


En dépit de ces soucis financiers (auxquels s'ajoute le décès de plusieurs enfants en bas âge), Audubon n'a rien perdu de sa belle prestance. L'épouse d'un jeune médecin de son entourage en fait cette avantageuse description : «Audubon était un bel homme : grand, mince, il avait des yeux bleus, brillants comme des yeux d'aigle, des dents blanches et régulières, une magnifique chevelure châtain, très fournie et bouclée. Ses attitudes étaient courtoises et raffinées, simples et sans prétention.»


Une figure bien faite et une âme noble : tel se révèle notre homme qui assiste, impuissant, au lent processus d'acculturation des indiens avec lesquels il sympathise souvent, troquant une portrait de chef au crayon contre de précieuses informations sur l'avifaune des forêts et des lacs. Ses élans de sincérité ne peuvent guère être mis en doute lorsqu'il clame : «Hélas ! pauvre de toi, descendant d'une ancestrale lignée de chasseurs nés libres, que ne puis-je te restituer tes droits naturels, ton goût inné de l'indépendance, les sentiments généreux qui jadis animaient ta puissante poitrine !» Cet humanisme peu habituel dans les rangs des pionniers transparaît également dans la poignante description de la «piste des larmes» dont nous reprenons un extrait : «Nous avons aperçu une centaine de guerriers Creeks, enchaînés, s'apprêtant à quitter à jamais la terre de leurs ancêtres. Un peu plus loin, nous rencontrâmes environ deux mille de ces ex-libres occupants de la forêt. Ils étaient escortés par des rangers et des miliciens à cheval, vers une destination lointaine, inconnue. Leur avenir, hélas, est fait de la tristesse la plus profonde, d'affliction et peut-être même de souffrance physique. Ce spectacle me mit dans un état d'esprit difficile à décrire...»


Apitoyé par le sort des premiers occupants de l'Amérique, Audubon ne perd pas pour autant de vue ses intérêts personnels : en se présentant à Washington auprès du Président Andrew Jackson qui soutient son projet artistique, Audubon oublie qu'il a devant lui l'homme de l'Indian Removal Act par lequel la déportation des indigènes est orchestrée à très vaste échelle !

Les fondements de la pensée écologique

Flamant rose, Jean-Jacques Audubon.
Flamant rose
©www.info-france-usa.org.

La même ambiguïté prévaut dans son approche naturaliste. En Floride et à Yellowstone, les ardeurs cynégétiques d'Audubon se déchaînent. A propos d'une colonie de Pélican : «Une salve d'artillerie n'aurait pas fait meilleur effet. Les morts, les mourants, les blessés, tous tombent à l'eau, parmi les cris de terreur des quelques survivants.» Idem un peu plus loin avec des frégates. D'autres narrations de massacres émaillent ses récits, comme cette journée dans les grandes plaines où un déluge de feu s'abat sur un troupeau de paisibles bisons dont Audubon et ses compagnons ne prélèveront que la langue, abandonnant le reste de la carcasse aux oiseaux de proie et aux bêtes sauvages.


Pourtant, la mauvaise conscience est là quelquefois, qui transparaît au travers de commentaires singulièrement avant-gardistes. Ces réflexions illustrent les doutes d'un chasseur évoluant dans une nature aux ressources supposées infinies où la pression humaine imprime durement sa marque jour après jour.


«Les bois s'en vont, ils disparaissent à toute vitesse, le jour sous la cognée et la nuit dévorés par le feu ; des centaines de bateaux à vapeur sillonnent en tous sens et dans toute sa longueur le cours de la majestueuse rivière (ndlr : l'Ohio), forçant le commerce à prendre racine et à prospérer dans chaque localité.»


Les compagnies chargées du négoce des fourrures (auquel Audubon a participé en son temps, soit dit en passant) sont égratignées au détour d'une phrase évoquant le Sioux Pictou, «petit cours d'eau où abondaient autrefois les loutres, les rats musqués, mais absolument dépourvu aujourd'hui du moindre spécimen de ces animaux.»


Pour Audubon, la responsabilité de ses contemporains ne fait aucun doute. A propos de la collecte des oeufs d'oiseaux dans la région septentrionale du Labrador, on peut lire ce qui suit : «ces gens là (...) sont si acharnés que les goélands, les guillemots, les canards, les macareux, extrêmement abondants aux dires des rares colons que j'ai rencontrés, ont déserté leurs antiques retraites pour aller se réfugier bien plus au nord, dans des lieux où ils peuvent vivre en paix et élever leurs petits.»


Le sort tragique de plusieurs espèces aviennes aux concentrations remarquables (perruche de Caroline et surtout pigeon migrateur : voir encadré) se joue sous les yeux d'Audubon, tantôt acteur - pour ne pas dire complice -, tantôt observateur vaguement inquiet.


Mais c'est à juste titre que les actuels protecteurs de la nature américains voient dans le personnage un précurseur qui ouvrit la voie à une remise en cause des relations d'une nation tout entière avec la nature. Traduite en actes, cette évolution des mentalités aboutit, dès 1872, à la création du premier parc national - précisément à Yellowstone, pour sauver les derniers bisons.

En guise d'héritage


Que reste-t-il aujourd'hui de l'oeuvre d'Audubon ? D'abord un fantastique bestiaire, puisque les gravures finiront par être éditées de son vivant en Angleterre : 200 copies de 435 aquarelles représentant, grandeur nature, sur des feuilles de près d'un mètre, 489 espèces d'oiseaux d'Amérique du Nord.


Des éditions miniatures de moins bonne facture, tirées à des milliers d'exemplaires aux Etats-Unis, assureront le succès et le confort financier d'Audubon, dans la dernière partie de sa vie (il s'éteint en 1851, à l'âge de 65 ans).


L'oeuvre écrite est également colossale, avec des biographies ornithologiques, des journaux relatant ses expéditions et quantité de lettres de l'éternel absent à son entourage. Sur le plan littéraire, le souffle lyrique d'Audubon, alimenté par les livres qu'il a lus en France pendant sa jeunesse, transparaît au fil des pages, comme cet exemple le montre à l'envi : «c'était un beau matin de mai ; la nature semblait illuminée par le spectacle de ses propres oeuvres ; les perles de rosée pendaient encore à la pointe de chaque feuille ou se laissaient bercer dans les bourgeons par la douce brise des débuts d'été.»


Sur le plan scientifique, l'apport est incontestable, comme on pourra aisément s'en assurer en lisant, parmi d'innombrables exemples, ce que le pic à bec d'ivoire - aujourd'hui éteint - inspire à la plume du naturaliste : «le vol de cet oiseau est gracieux à l'extrême, bien qu'il ne se prolonge guère au-delà d'une centaine de yards d'une seule traite, à moins qu'il ne lui faille traverser une large rivière, ce qu'il fait alors en effectuant de profondes ondulations, déployant d'abord ses ailes au maximum de leur envergure, pour les replier aussitôt afin de renouveler sa capacité de propulsion.»


On objectera volontiers un parti-pris anthropomorphique : «l'oiseau-moqueur voltige autour de sa femelle (...) et redescend se poser auprès de sa bien-aimée, les yeux rayonnants de bonheur, car elle vient de lui promettre d'être à lui, rien qu'à lui !» L'image fait sourire aujourd'hui mais s'inscrit dans la tradition de l'époque.




©www.uh.edu/engines.
Plus «moderne» apparaîtra cette réflexion débusquée au détour d'une narration : «Il n'y a pas d'animal qui soit bon ou mauvais». Qui donc l'avait affirmé avant Adubon ?


Bien au-delà de l'oeuvre artistique, littéraire et scientifique, l'esprit d'Audubon a continué de souffler sur l'Amérique après sa mort. Et l'héritage du plus américain des Français (à moins que ce ne soit l'inverse !) est une toute puissante association - la National Audubon Society - créée en 1886, 35 ans après la disparition de son emblématique figure. Forte aujourd'hui de 600 000 membres, la société Audubon gère une centaine de sanctuaires naturels, s'investit dans la sensibilisation des enfants à l'écologie et fait campagne sur les thèmes de l'eau, de l'air, des zones humides et des espèces menacées.


Dessin et photos :
www.institut-de-france.fr


Créé le 28/10/2004 par Yves Thonnerieux © 1996-2024 Oiseaux.net