Le cygne est-il devenu encombrant

Le cygne va bien, et même très bien ; merci pour lui... En un laps de temps assez court, l'oiseau d'ornement a colonisé les eaux de notre pays. Mais il n'y a pas toujours lieu de se réjouir de cette expansion spectaculaire qui a parfois des conséquences négatives sur les autres représentants de l'avifaune aquatique.


Cygne tuberculé © Didier Collin
Cygne tuberculé © Didier Collin

Tout porte à croire que l'aire géographique du Cygne tuberculé couvrait autrefois le nord et le centre de l'Europe. Pour des raisons liées à l'esthétisme, à la grâce et au port altier de ce palmipède, des sujets furent importés sous nos latitudes plus méridionales, afin d'y servir d'oiseaux d'ornement, d'abord réservés aux seigneurs et aux princes.

Le cygne et la blanche hermine symboles de la monarchie


L'Angleterre fut très certainement à l'origine de cette tradition aristocratique. Les cygnes royaux y figurent pour la première fois dans des écrits du Xème siècle. A compter de 1482, la noblesse insulaire accède au droit de propriété du prestigieux volatile. Elle est tenue de marquer ses oiseaux ; tout cygne n'arborant pas les armes de son propriétaire étant considéré comme patrimoine du roi d'Angleterre. Aujourd'hui encore, outre Manche, la fin de juillet est marquée par une tradition séculaire : le marqueur officiel de la reine parcourt la Tamise sur une barque, en tenue écarlate de grand apparat. Son rôle ? Localiser les cygnes et rendre compte de son recensement auprès de sa Très Gracieuse Majesté.


En France, une ordonnance royale de 1684 précise les modalités de protection de l'espèce sur la Seine et ses affluents. Peu avant la révolution, une cérémonie de partage des jeunes cygnes avait officiellement lieu chaque année entre évêques, abbés et membres de la Noblesse ; une manière parmi tant d'autres de marginaliser le petit peuple et de générer des frustrations. Ici et là, dans les cahiers de doléances qui précédèrent de peu les événements de 1789, le cygne apparaît nommément parmi la liste des privilèges dont le Tiers-Etat réclame l'abolition.



Famille de Cygnes tuberculés © Didier Collin
Famille de Cygnes tuberculés © Didier Collin

Le souffle de l'histoire ébranla la société ; couronnes et sceptres vacillèrent mais l'auréole du cygne resta bien en place ; si bien que jusqu'au siècle dernier, l'animal était encore considéré conne un cadeau de grande valeur : c'est ainsi que la population de cygnes du lac Léman, célèbre entre toutes, naquit au moins pour partie du présent d'un couple fait en 1839 par le prince de Fürstenberg à la ville de Genève. Les introductions ultérieures sur le bassin lémanique et les premières reproductions naturelles in situ transformèrent cette implantation en formidable succès pour l'espèce. Selon Paul Géroudet (Les Oiseaux du Lac Léman, Delachaux & Niestlé, 1987), la population du lac, estimée à 150 - 200 individus vers 1904, atteignit l'effectif de 1 437 oiseaux en janvier 1974, et ce malgré des mesures de régulation consistant à perforer une partie des oeufs entre 1960 et 1984 (284 oeufs piqués sur la rive vaudoise au seul printemps 1974, par exemple).

Vague blanche


Longtemps en France, les populations les plus florissantes, en dehors des lacs subalpins tel le Léman, se situèrent en Picardie et dans la vallée du Rhin. Puis, progressivement, le Cygne tuberculé gagna du terrain à l'ouest, au point de devenir sur un vaste échantillonnage de zones humides (lacs, étangs, rivières, canaux... ) un occupant banal, été comme hiver.


En 1993, un article de François Maury et Patrick Triplet, publié dans le bulletin de la Société de Sciences Naturelles de l'Ouest de la France, évaluait à 800 couples l'effectif nichant dans l'hexagone au début de la décennie 90. On manque d'informations globales sur la situation dix ans plus tard mais un recensement exhaustif révèlerait à coup sûr une montée en puissance peu ordinaire.



Cygne tuberculé en vol. © Alban Cordoba
Cygne tuberculé en vol. © Alban Cordoba

Dans sa thèse universitaire soutenue en 1992, François Maury avançait quatre facteurs d'essor démographique de l'espèce : la protection dont elle jouit, la réduction de ses prédateurs naturels, un bon succès de reproduction et une remarquable faculté d'adaptation. Sans doute conviendrait il d'ajouter le nourrissage artificiel sur lequel les cygnes urbains ou périurbains peuvent compter, en particulier durant la saison hivernale.


Christian Vansteenwegen dans son Histoire des Oiseaux de France, Suisse et Belgique (Delachaux & Niestlé, 1998) propose trois autres explications pour cerner la formidable progression du cygne : la sédentarisation d'oiseaux hivernants venus du nord et s'installant définitivement chez nous, l'expansion à partir des noyaux de nidification préexistants et le lâcher encore récent d'individus qui ont prospéré dans des régions jusqu'ici vacantes.


S'agissant de ce dernier point, le cas du Bassin d'Arcachon paraît significatif : à partir de 2 couples introduits en 1972, l'espèce se hissa à 15 paires huit ans plus tard, puis atteignit 45 couples en 1984 et 68 en 1991 (dernière année pour laquelle nous avons eu accès à des données publiées).


On assiste à un phénomène équivalent à l'échelle de l'Europe. François Maury et Patrick Triplet sont remontés à sa source. Initialement scindée en deux foyers de reproducteurs, la population européenne de cet anatidé ne forme désormais plus qu'un bloc. Précédemment, la souche d'Europe centrale et occidentale s'étendait de la France à l'Estonie en passant par les Iles Britanniques ; tandis que la population d'Europe orientale et d'Asie s'observait par tâches depuis les mers Noire et Caspienne, le Kazakhstan et de là jusqu'en Chine. De 1970 à 1990, le foyer le plus occidental, tel que précédemment décrit, est passé de 19 000 à 28 400 couples ; alors que dans le même temps, le foyer oriental triplait pour atteindre et dépasser 20 000 couples. La zone de jonction de ces deux souches originelles se situe au niveau de l'ouest de l'Ukraine, de la Hongrie et de l'ex Yougoslavie.

Des célibataires organisés en bandes mais une vie de couple exemplaire



Couple de Cygnes tuberculés © Alban Cordoba
Couple de Cygnes tuberculés. © Alban Cordoba

La biologie du Cygne tuberculé apporte un éclairage intéressant sur ses velléités expansionnistes. Aptes à se reproduire à l'âge de 3 ou 4 ans, les couples sont formés pour la vie (avec un taux d'infidélité évalué à 3 % seulement).


Alors que le tempérament communautaire des immatures et des non nicheurs est clairement affiché, les sujets appariés sont pour la plupart territoriaux, au moins durant la saison des nids. Néanmoins, Paul Géroudet cite pour le Léman une colonie nicheuse comptant 10 couples sur moins de 120 mètres de berge (la moyenne du lac étant un couple par kilomètre de rive) ; et dans le bassin d'Arcachon, 4 couples ont bâti des nids sur un îlot de joncs de 15 mètres sur 30.


En dehors de ces cas de tolérance intra spécifique exceptionnels, ce sont les mâles qui, à des degrés variables suivant les individus, développent des comportements agressifs s'exerçant à l'encontre de tout ce qui bouge dans le rayon d'action du couple installé. Il est raisonnable de relier cette plus ou moins forte agressivité à un phénomène hormonal, d'autant que chez les sub-adultes ne nichant pas mais occupant néanmoins un territoire propre, la placidité et l'indolence sont de mise.


Il n'est pas impossible que la domination exercée par les sujets territoriaux sur les individus qui ne sont pas encore en âge de se reproduire soit un facteur de dispersion important et par la même un atout dans la colonisation de nouveaux sites par les générations montantes. D'ailleurs, ce n'est sans doute pas un hasard si les poussins naissent recouverts d'un duvet gris et que les immatures conservent pendant plusieurs années une livrée brune aux « vertus apaisantes » pour les mâles adultes. Aux premières plume blanches, la compétition se met à l'oeuvre ; les mâles chassant tout individu qui, par son blanchiment, devient un concurrent sexuel en puissance.

Un comportement parfois tyrannique


Quiconque a été confronté au manège agressif d'un cygne n'est pas près d'oublier pareille expérience !


Je peux personnellement citer l'exemple d'un mâle qui s'est établi à compter de 1998 sur un étang du sud de la Dombes. Depuis lors, à la belle saison, sitôt qu'un humain apparaît sur la berge, cela déclenche invariablement les foudres du maître des lieux, fut il occupé à nager ou à glaner sa nourriture à l'opposé de l'étang ! Le gros volatile met aussitôt le cap vers l'intrus à grands battements de palmes, laissant derrière lui un sillage en «V» qui traduit avec quelle rapidité il mène la charge. Les rémiges secondaires relevées, les plumes du col hérissées, le cou arqué en arrière, l'oiseau s'évertue à amplifier le volume de sa silhouette pour se donner plus d'importance. Arrivé à hauteur du bipède, il frappe vigoureusement du bec et gifle les jambes, ailes déployées claquant comme un fouet. On est bien loin de l'image sereine du cygne venant quémander du pain près des promeneurs et de ces peintures empreintes de romantisme où la virginité des jeunes filles est suggérée par la présence du blanc volatile !...


Depuis de nombreuses années, j'avais mes habitudes sur ce bel étang (l'un des rares en Dombes à être recouvert par deux espèces de nénuphars). A partir de 1998, j'ai dû renoncer à toute activité photographique sur le site à cause du comportement exceptionnellement agressif de ce cygne saoulé d'hormones ! J'ai acquis de surcroît la certitude que l'omnipotence de ce mâle en furie est préjudiciable au reste de l'avifaune aquatique. En quelques jours, les espoirs d'installation d'un couple de grèbes huppés qui s'évertuait à édifier une plate-forme flottante furent réduits à néant à cause des harcèlements répétés du volumineux palmipède.


Le témoignage d'Alain Bernard (voir encadré) qui s'applique à l'ensemble de la Dombes nous pousse en définitive à poser cette dérangeante question : la blancheur immaculée du cygne n'est elle pas quelque peu ternie par son intolérance et son caractère irascible ? En d'autres terme, l'oiseau vénéré n'est il pas devenu un tantinet « encombrant » ?


Cygne tuberculé immature© Didier Collin
Cygne tuberculé immature.
© Didier Collin

Christian Vansteenwegen pense que « le Cygne tuberculé n'a bonne presse qu'auprès de ses éventuels possesseurs et du grand public. Au sein du petit monde nichant au bord de l'eau, il est considéré comme un élément perturbateur. Globalement, les désagréments sont mineurs mais peuvent localement prendre une tournure plus sérieuse. »


De leur côté, François Maury et Patrick Triplet écrivent que « la tolérance envers les autres espèces est très variable. Si quelques cas de piétinement ou de destruction de couvées (...) sont cités, nombreuses sont les observations de cohabitation avec les autres espèces en reproduction, parmi lesquelles la foulque, la Sarcelle d'été au le souchet. La réaction semble autant dépendre de l'instinct territorial, plus moins prononcé selon les individus, que des ressources alimentaires disponibles. »

Le débat est donc ouvert. Aux lecteurs du Courrier de la Nature de l'alimenter !

L'histoire du cygne en Dombes (01)


Alain Bernard figure parmi les meilleurs connaisseurs de l'avifaune des étangs de la Dombes. Il y chasse et étudie les oiseaux depuis plusieurs décennies. Nous lui avons demandé de définir le statut du cygne et de donner ses impressions. Son témoignage est parlant sur l'évolution de l'espèce dans nos régions et ses conclusions pondérées sont pleines de bon sens.


« Le premier couple nicheur est apparu en Dombes au début de la décennie 70, semble t il introduit par les gestionnaires d'une base de loisirs. Ensuite, les effectifs se sont progressivement étoffés, atteignant une vingtaine de couples lors de l'enquête nationale du dernier Atlas des Oiseaux Nicheurs de France (période 1985 89). Nous en sommes sans doute à plus de 80 couples aujourd'hui, sans même compter le grand nombre d'oiseaux immatures et adultes confondus ne se reproduisant pas (données collectées par la section Ain du Centre Ornithologique Rhône-Alpes).


Cette évolution se retrouve évidemment dans les effectifs d'hivernants. En Dombes, les recensements de la mi janvier ont permis de compter 104 oiseaux en 1992 et 93, 171 en 1994, 237 en 1996 et 645 en 1999, soit une progression de 600 % en 7 ans.


Si l'on considère généralement que le taux de reproduction de l'espèce a tendance à chuter lorsque les affectifs augmentent, c'est paradoxalement la situation inverse qui est relevée en Dombes : 3,36 jeunes par famille en 1993 (contre une moyenne de 3,87 à l'échelle de tout le département de l'Ain) ; 5,39 en 1996 (contre 4,68) ; 5,35 en 1998 (contre 5,22).


Globalement, trois griefs sont reprochés aux cygnes tuberculés présents entre la Bresse et l'agglomération lyonnaise :


* une prédation de frai, voire d'alevins : quelques pisciculteurs m'ont indiqué, assez rarement néanmoins, avoir observé des cygnes se nourrissant de cette manière (alors que l'espèce est herbivore). Pour ne l'avoir jamais constaté moi -même, je ne peux me prononcer à ce sujet.


* Le second point noir concerne une concurrence alimentaire vis à vis d'autres oiseaux consommateurs d'herbiers aquatiques. Lorsque des gestionnaires d'étangs introduisent des végétaux (souvent l'élodée du Canada) dans leur plan d'eau ou noient des cultures à l'automne pour attirer les canards dans une optique cynégétique, on peut comprendre que l'arrivée de dizaines de cygnes venant se nourrir de cette manne soit fréquemment perçue comme une forme de «concurrence déloyale » ; d'autant que les besoins alimentaires d'un oiseau de la taille du cygne ne sont en rien comparables à ceux d'un canard !


* Mais le principal problème en Dombes vient de l'agressivité de ce gros palmipède. Bon nombre de cygnes, ici comme ailleurs, ne tolèrent que difficilement, sinon pas du tout, la présence d'autres oiseaux aquatiques à proximité de leurs nids, sans même parler des irruptions humaines. Toutefois, on ne peut ériger cette constatation en règle absolue. Tout est affaire de "caractère" individuel. Chaque année, j'observe des cygnes nicheurs apparemment indifférents aux espèces se reproduisant et/ou se nourrissant dans leur voisinage ; alors que d'autres établissent ce qu'un pourrait appeler un « no waterbird's land » dans un rayon variable autour du nid. On doit admettre que dans des circonstances précises (couple agressif cantonné sur un étang de petite surface), la présence du cygne peut ruiner les tentatives de reproduction des autres espèces. Mais dans bien d'autres cas, le cygne paraît cohabiter sans heurt avec le restant de l'avifaune riveraine.


Il est loisible de penser que dans un contexte local différent, la présence du Cygne tuberculé serait mieux tolérée. Malheureusement, en Dombes, depuis une dizaine d'années, les gestionnaires d'étangs, souvent à la fois pisciculteurs et chasseurs, ont été confrontés à divers phénomènes peu réjouissants : raréfaction des populations nicheuses de canards (à cause du fauchage précoce et de l'explosion démographique des corvidés), développement du stationnement hivernal des cormorans au détriment des poissons, apparition récente du ragondin qui mime les berges et les chaussées d'étangs... Dans ces circonstances, tout désagrément supplémentaire et le cygne peut en être un est perçu comme une menace intolérable. Si je ne partage pas totalement cette façon de voir qui touche parfois à l'irrationnel, j'admets que les pontes des quelques cygnes posant problème pourraient être « régulées » (cela est d'ailleurs le cas çà et là en toute illégalité, il faut bien le dire). Cette limitation des effectifs serait l'affaire de personnes qualifiées, après examen au cas par cas.


La population dombiste de cygnes est maintenant, et de loin, la plus importante de la région Rhône Alpes. Son développement récent est suffisamment remarquable pour qu'elle soit suivie attentivement afin de définir précisément son impact. Pour l'heure, rien ne justifie une élimination systématique. »


Créé le 28/10/2004 par Yves Thonnerieux © 1996-2024 Oiseaux.net