L'homme passe environ un tiers de sa vie à dormir ; le chat plus de la moitié ; mais de nombreux animaux ne dorment que quelques minutes par tranche de 24 heures. Nous avons inventé l'expression « ne dormir que d'un oeil » qui s'emploie au sens figuré pour désigner celui qui reste sur ses gardes pendant son sommeil ; chez les canards, cette formule est à prendre au pied de la lettre et l'étude récente de leur sommeil révèle bien des surprises.
Canards chipeau et Sarcelles d'hiver © Alain Fossé
Prenons une remise diurne de quelques centaines de palmipèdes au repos sur un étang de Sologne. A première vue, on est tenté de considérer qu'ils dorment tous, en flottant sur l'eau calme. Mais rien n'est simple dans le domaine du comportement animal. Chacun de ces canards, pris isolément, se démarque sensiblement de ses voisins.
Plusieurs difficultés ont longtemps freiné notre approche de la question : suivre un individu particulier au milieu de ses congénères, alors même qu'il change constamment de place, s'infiltre parmi les autres nageurs, fait corps avec un groupuscule de ses compagnons ou même disparaît entièrement derrière des silhouettes étrangères, voilà qui pendant longtemps a constitué un sérieux handicap à l'étude approfondie du comportement de repos chez les canards. Mais des chercheurs, tant français qu'étrangers, se sont armés de patience et nous livrent aujourd'hui le compte-rendu très étonnant de dizaines de milliers d'heures d'observation méthodique, l'oeil rivé à leur téléscope.
La meilleure façon de dormir.
Premier préalable : le sommeil appartient au même titre que le toilettage aux activités dites « de confort », par opposition à celles généralement considérées comme plus vitales (mais en est-on si sûr ?) : à savoir l'alimentation et tout ce qui a trait au comportement sexuel.
Sarcelle d été © Yvonnik Lhomer
Les canards dorment la tête tournée vers l'arrière, le bec glissé sous les grandes plumes scapulaires qui ornent le dos (et non pas la tête sous l'aile, comme le veut une expression dont il est difficile de s'affranchir). Ce comportement de repos prend le plus souvent place à la surface de l'eau libre, en particulier par temps calme. Qu'un léger vent se lève, et les voici contraints de jouer des palmes tout en dormant, afin d'éviter de dériver sous l'effet des vagues. Petite astuce quand le vent forcit et qu'il est impossible de s'en abriter : les canards se replient alors vers des remises aquatiques recouvertes d'herbiers immergés (élodées, potamots, myriophylles) atteignant la surface ; des éléments floristiques qui retiennent les canards au sens propre du terme et les dispensent de brasser l'eau. Par vent violent, en particulier chez les sarcelles d'hiver, le repos connaît une variante : station debout sur la berge ou un îlot plus ou moins exondé, tête tournée vers l'avant, bec reposant contre le poitrail. Ces petits canards de surface ont également la faculté de se jucher sur un piquet ou un tamaris, si la scène se situe en Camargue.
Constatation surprenante : les canards qui dorment sur pied (essentiellement les deux sarcelles et le pilet), se positionnent face au soleil et pivotent sur place en accompagnant de l'aube au crépuscule sa trajectoire dans le ciel. Orienté face à l'Est tôt le matin, tel reposoir basculera insensiblement vers le Sud à la mi journée et terminera sa rotation à 180° au terme de l'après-midi. Ce mouvement de toupie face au soleil est noté aussi bien par grand froid (Camargue en hiver) que lors de températures caniculaires (Sénégal, Louisiane). Il ne se produit pas par ciel nuageux ; l'orientation des canards devenant alors anarchique. On ignore sa signification, autrement dit le bénéfice qu'en tirent les oiseaux concernés par cette habitude. Mais une chose est sûre : en Camargue, un ciel dégagé accompagné d'un fort Mistral en hiver vient totalement brouiller les cartes : les canards dressés sur leurs pattes se positionnent alors face au vent, pour limiter le rebroussement de leur revêtement de plumes isolantes et conserver de la sorte de précieuses calories. Dans pareille situation, l'astre solaire peut bien balayer tout le ciel, les canards n'en ont cure...
Ne dormir que d'un oeil (oui, mais le bon !)
Canard chipeau © Francois Bourgeot
Nul besoin d'être un éminent biologiste ou un spécialiste de l'éthologie des anatidés : tout un chacun a déjà remarqué que le sommeil des canards est fréquemment entrecoupé de clignements des yeux : l'oeil étant clos, la paupière s'abaisse pour rendre l'organe de la vue opérationnel (c'est en effet à la partie inférieure du globe oculaire que se situe la paupière, à la différence de notre propre dispositif).
Pour simplifier, le sommeil des canards relève de deux types : l'un correspond à un état de simple somnolence, l'autre à un sommeil plus profond. Ce second type comptabilise moins de 15 % du temps consacré au repos. Pendant ce sommeil « intensif », chaque oiseau ouvre néanmoins son oeil entre 5 et 40 fois par minute, suivant l'espèce et le mois de l'année ! Chez le chipeau camarguais, la fermeture de l'oeil entre septembre et mars n'excède pas 1,9 seconde en moyenne. Si nous écrivons oeil au singulier, c'est à bon escient. Car chez tous les canards, les deux yeux ont un mécanisme indépendant ; l'ouverture / fermeture de l'oeil droit et de l'oeil gauche n'étant pas synchrones.
Un récent article paru dans une revue scientifique anglophone apporte un éclairage sur cette passionnante question : une expérience conduite à l'Université de Terre Haute (Indiana) sur un groupe de colverts posés sur l'eau,
Couple de Canard mandarin © Yvonnik Lhomer
a démontré que les individus qui se trouvent au milieu de la troupe dorment le plus souvent les yeux fermés ; alors que ceux qui se situent en périphérie du groupe passent plus de temps un oeil ouvert. Au bout d'une heure environ, ces sujets se retournent et ferment l'autre oeil. Explication : le mécanisme de fermeture de l'oeil gauche est commandé par un seul des deux hémisphères du cerveau ; s'agissant de l'autre oeil, c'est l'hémisphère opposé qui travaille. Ainsi, la moitié du cerveau des canards « endormis » se met-elle au repos et qui plus est en alternance... On ne peut qu'adhérer à la conclusion des scientifiques américains : ce haut degré de vigilance des sujets périphériques (les plus exposés au danger) s'avère non seulement vital pour eux-mêmes mais l'est également pour l'ensemble de la communauté à laquelle ils appartiennent en se regroupant.
Alain Tamisier et Olivier Dehorter observent de leur côté, dans le delta du Rhône, que les causes d'ouverture d'un oeil sont liées dans 14 % des cas seulement à la présence d'un prédateur mais qu'elles se rapportent dans plus de 60 % des situations à la proximité d'un congénère. Cette analyse mérite à son tour d'être commentée : a-t-on déjà vu sur un étang des canards endormis se percutant de plein fouet ? La réponse est négative, y compris en présence de groupes compacts, malmenés par les vagues un jour de grand vent. Il suffit de focaliser son regard sur une seule de ces silhouettes flottantes pour comprendre que le jeu du « canard tamponneur » reste à inventer : et pour cause ! chaque élément, oeil tantôt ouvert, tantôt fermé, est capable de se détourner des obstacles en contrôlant sous la ligne de flottaison les mouvements de ses palmes, et ce tout en dormant plus ou moins profondément.
Le sommeil des canards est en définitive un équilibre subtil entre un niveau de vigilance étroit vis-à-vis de l'entourage (ennemis potentiels mais aussi congénères) et une économie d'énergie autant que faire se peut optimale.
Un phénomène plus complexe qu'il n'y paraît
Le budget d'activités des canards se répartit entre alimentation, toilette, sommeil, parades et déplacements aériens. Mais il serait simpliste de croire que l'on a affaire à un compartimentage immuable. Pour chaque espèce, la durée du sommeil varie en effet suivant la période de l'année (et il en va bien sûr de même, selon le principe des vases communicants, pour toutes les autres activités qui ne font pas l'objet de notre propos).
Sarcelle d'hiver © Alain Fossé
En Camargue, chez la Sarcelle d'hiver, le sommeil est le plus étoffé en septembre (10,4 heures sur 24), le moins long en janvier (6,2 heures) ; chez le chipeau, au contraire, le temps consacré au repos est extrêmement court en début de période d'hivernage (3 à 4 heures) puis se stabilise à 8/9 heures à partir de janvier. Dans le même contexte géographique, le Canard siffleur dort également beaucoup en janvier (près de 9 heures) mais infiniment moins en octobre (5 heures en moyenne).
Ces variations inter-spécifiques tiennent compte du cycle annuel des différents canards concernés (mue, alimentation, parade...) dont les détails sont impossibles à résumer ici. La variabilité entre différentes espèces de palmipèdes est rendue encore plus complexe par l'intensité plus ou moins grande de leur niveau de vigilance au cours du sommeil : ainsi, un chipeau dort-il non seulement de plus en plus longuement au fil des mois, mais également de plus en plus profondément au fur et à mesure que la période d'hivernage avance.
D'une façon générale, chez cinq espèces de canards de surface étudiées sur ou à proximité du Vaccarès, le sommeil de la mi-hiver (novembre-décembre) est fréquemment entrecoupé d'ouvertures d'un oeil : jusqu'à 40 fois à la minute ! Cette situation se démarque de ce qui s'observe en début et en fin de saison, périodes caractérisées par un sommeil de type plus profond, tel que nous l'avons défini plus haut. On pense que le « sommeil léger » du milieu de l'hiver est en liaison étroite avec le déclenchement de l'activité nuptiale : en maintenant plus souvent un contact visuel, les partenaires potentiels ont davantage de chances de se rencontrer ; et, une fois formés, les couples y gagnent très vraisemblablement en cohésion. Concernant les mâles, un état de vigilance émoussé risquerait de laisser le champ libre aux mâles rivaux cherchant à courtiser la même femelle. Plus tard dans la saison (février-mars), les oiseaux étant appariés, la surveillance peut se relâcher : le sommeil, comme nous l'avons dit, regagne alors des points et participe à la préparation physiologique de la migration de printemps.
Le froid de canard : une mise à l'épreuve
Ce qui vient d'être décrit dans le précédent paragraphe s'applique à un hiver camarguais répondant aux normes climatiques habituelles.
Canard pilet © Alain Fossé
Une vague de froid va considérablement perturber le schéma classique : dans ces circonstances, sarcelles, chipeaux et souchets désertent la région en bloc, alors que les nettes rousses et les colverts se maintiennent sur place. Les autres (siffleurs, pilets...) optent pour des stratégies intermédiaires.
Dans tous les cas, les oiseaux « font un pari ». Ceux qui choisissent l'exode misent sur de meilleures conditions d'hivernage loin de la Camargue, négligeant de prendre en compte la déperdition calorique engendrée par tout déplacement aérien.. Pour que ces oiseaux soient gagnants, il faut qu'à l'arrivée vers cet « ailleurs » plus ou moins éloigné, le rapport fonte des tissus graisseux / aptitude à les régénérer en s'alimentant soit pour le moins équilibré.
La stratégie du jeûne sur place n'est pas sans risque non plus : lorsque le gel paralyse les eaux stagnantes en Camargue et rend la nourriture inaccessible, les canards qui décident de rester fonctionnent à l'économie : on les voit se rassembler sur la glace en des lieux abrités du Mistral et bénéficiant d'un ensoleillement maximal ; ils gonflent leur plumage, afin de créer une couche d'air tiède entre la peau et le revêtement qui les isole ; ils dorment plus profondément en abaissant leur seuil de vigilance, y compris en présence de l'homme et des prédateurs.
Canard colvert (Jura 2003) © Didier Collin
Comme l'écrivent Alain Tamisier et Olivier Dehorter : « L'observateur non informé croit voir un oiseau en pleine santé (« regardez comme il est gros ») qui prend paisiblement un bain de soleil en dormant sur la glace. En réalité, c'est un oiseau en plein stress énergétique ». Cet individu-là, à la différence de celui qui s'est envolé vers des horizons plus favorables, a parié sur l'hypothèse d'une vague de froid qui va promptement s'achever et sur les chances qu'il a d'échapper à ses ennemis, malgré une mobilité volontairement réduite au plus bas niveau. Cette énergie dépensée par le fuyard pour voler vers une région plus clémente, le casanier pour sa part, l'économise en attendant sur place que le dégel ouvre à nouveau l'accès aux herbiers immergés et aux mollusques aquatiques. Aucune de ces deux options n'est meilleure que l'autre : c'est une question de circonstances et de hasard (de chance ?) liée à chaque individu.
Des expériences réalisées en captivité sur le colvert, par température ambiante comprise entre -5° et +5°, permettent de situer à une douzaine de jours la capacité de ces canards à jeûner sans risque mortel. Lorsque la vague de froid se produit à l'époque de la formation des couples, l'activité sexuelle s'éteint au profit d'un sommeil quasi-permanent qui met leur organisme en veilleuse. On ne peut évidemment pas parler d'hibernation ; mais l'objectif est le même : attendre des jours meilleurs...
De l'importance des réserves
Fuligule nyroca © Yvonnik Lhomer
Ces recherches sur le sommeil, réalisées chez les canards en différents lieux (mais tout particulièrement, comme nous l'avons vu, dans le Sud de la France), ont déjà pour principal intérêt d'attirer l'attention sur l'absolue nécessité d'aménager des zones de tranquillité pour les anatidés hivernants.
Quel que soit le type de réserve, ces lieux exempts de dérangements humains sont indispensables aux canards. Grâce à ces reposoirs aquatiques et à leurs berges, ils bouclent selon leurs besoins le cycle annuel qui est le leur, avec en ligne de mire, la période ô combien importante de la nidification ; une étape qui ne se limite pas à la couvaison et à l'élevage des jeunes, mais commence bien avant, au coeur de l'hiver, par la phase des parades, souvent très loin de l'emplacement où le couple s'installera ultérieurement pour perpétuer sa lignée.
Sur la base de ces données, les ornithologues français reprochent aux chasseurs une fermeture de la chasse au gibier d'eau beaucoup trop tardive. Mais le débat reste houleux et seul l'arbitrage du Parlement Européen s'avère capable de faire évoluer les choses.
Lecture vivement conseillée : « Camargue, canards et foulques : fonctionnement et devenir d'un prestigieux quartier d'hiver » d'A. Tamisier et O. Dehorter (C.N.R.S de Montpellier), 1999 ; ouvrage édité par le Centre Ornithologique du Gard : Centre André Malraux, avenue de Lattre de Tassigny, 30000 Nîmes