Un oiseau de malheur

Jaseur Boréal © Michel Lamarche

La machine est ronde sur laquelle nous allons notre éphémère chemin. Le jour, la nuit, les saisons sont les tableaux successifs de cette rondeur où s’inventent nos vies en même temps que les seuls repères tangibles de notre voyage en boucle dans le cosmos. Mais nous n’attachons plus aucune importance à ces évidences, comme si tout cela allait de soi et ne nous concernait que de lointaine façon. Enfantillages que d’être encore sensible au grand mouvement !

Mépris de l’homme pour le théâtre où se joue son destin aujourd’hui réduit à celui d’un besogneux, d’un être économique, d’un pion manipulé sur l’échiquier fictif d’une croissance qui ne l’est pas moins, d’un pauvre hère à grande misère intellectuelle le plus souvent ornée de palabres amphigouriques. Perte de l’essentiel au profit de l’apparence et du futile.

Perte du sens primaire de l’existence.

Tant que je serai en vie, je serai un amoureux primitif de l’évidence vitale, soit de ces enchaînements de la nuit et du jour, de ces aurores et de ces crépuscules, de ces paysages, de ces saisons plus ou moins marquées selon les climats.

En découvrant les paysages d’une autre latitude, j’ai mesuré leurs ressemblances avec ceux de l’ouest et le plus souvent vécu leurs différences. Si j’ai reconnu dans les feuillages et les forêts des chants que je connaissais des rives océanes, vu des horizons ouverts comme ceux du littoral, j’ai aussi rencontré des habitants de la plaine enneigée et des forêts, spécifiques à l’Europe centrale.

J’aime les oiseaux. Les p’tits oiseux, comme on dit pour moquer les rêveries naïves et comme si une rêverie pouvait être naïve au regard du rêveur ! Encore une vanité à mettre sur le compte de l’intellectualisme de pacotille d’homo economicus !

Savoir lire les mSurs des oiseaux, leur chant, leurs longs périples qui ne nous sont visibles que par leurs départs et leurs retours, c’est savoir lire la planète en son voyage cosmique et c’est savoir ainsi lire notre habitat. C’est, pour moi tout du moins, beaucoup plus que de parler des p’tits oiseaux car c’est pour une bonne part parler de la beauté de la vie.

Le ciel est la terre des oiseaux, écrit Vaneigem dans Le Chevalier, la Dame, le Diable et la mort. Toute bête appartient à la féerie, à la poésie élémentaire, celle qui, à la racine commune de notre être, brasse en son chaudron d’éternité les éléments qui composent notre microcosme.

Ici, j’ai rencontré un oiseau que je n’avais vu que sur les livres, le Jaseur boréal. Il est à l’hiver ce que le loriot est à l’été. Deux oiseaux aux plumages radieux, deux oiseaux des extrêmes, l’un ayant son domicile dans la taïga et la toundra forestière des régions voisines du cercle polaire et l’autre dans les forêts de l’Afrique tropicale.

Deux oiseaux des antipodes et des pôles contraires du grand mouvement des saisons, le loriot ne m’offrant sa mélodie jaune et flûtée qu’aux approches du solstice d’été, sous la chaleur du ciel et les feuillages épais, l’autre ses voltiges et ses piaulements que sur les buissons gelés, enneigés et transis de l’hiver continental.

La beauté de cet oiseau me fascine, qui, poussé par le vent du Nord vient parfois s’éparpiller par milliers sur les plaines de l’Europe centrale. Autrefois, ses invasions piaillardes annonçaient de grands malheurs, tels que la peste ou la guerre. Lecture à tiroirs des manifestations de la nature en mouvement, l’épiphénomène étant lu comme la cause : ces bandes invasives du Jaseur boréal étaient dues - et sont encore dues - à une surpopulation concomitante d’un froid extrême et soudain dans les régions les plus septentrionales de la Russie et de la Norvège. Elles précédaient alors le déferlement des neiges et de l’hiver sur l’Europe centrale, avec, au Moyen-âge, leurs corollaires historiques, la famine et, partant, les guerres de pillage.

Jaseur, celui qui bavarde sans cesse et boréal qui nous vient du " vent de Borée ", vent du nord énoncé par le grec ancien. Le phraseur du Nord.

En polonais, il est féminin, c’est la jemioBuszka, celle qui mange du gui.

Il y a deux ou trois jours, un vol erratique est venu s’appuyer sur des arbustes à baies rouges, au bord d’une petite route engloutie sous la neige.

Ils piaillaient, ils voltigeaient à petits coups d’ailes et se régalaient.

Je me suis approché. J’avais lu que le Jaseur boréal n’était pas farouche et considérait l’homme comme une bête curieuse dont il n’avait pas peur. Ceux-là, pourtant, se sont envolés un peu plus loin. Pour revenir bien vite à leur festin. Toujours piaulant.

Rien ne peut en effet les distraire de leur insatiable faim. Parce que le jaseur est un glouton au point qu’il ne digère qu’à peine ce qu’il gobe ; les baies ne font quasiment que passer dans son corps et sont rejetées quasiment intactes.

Il est dès lors un "fienteur semeur". Il ensemence derrière lui une quantité d’endroits où pousseront au hasard les arbustes à baies, fort utiles à ses prochaines invasions.

Créé le 19/03/2014 par Bertrand Redonnet © 1996-2024 Oiseaux.net